Texte de Christian Bobin

L’événement de ta mort a tout pulvérisé en moi. Tout sauf le cœur. Le cœur que tu m’as fait et que tu continues de me faire, de pétrir avec tes mains de disparue, d’apaiser avec ta voix de disparue, d’éclairer avec ton rire de disparue…
….Tu n’as pas eu le loisir d’être malade, la mort est descendue sur toi sans prévenir comme l’aigle noir de la chanson de Barbara, tu aimais bien cette chanteuse, tu aimais cette voix insouciante, libre et amoureuse, « un beau jour ou peut-être une nuit, près d’un lac, je m’étais endormie, quand soudain, semblant crever le ciel, surgi de nulle part, est venu l’aigle noir », ses ailes t’ont recouverte en une seconde, Ghislaine, ses ailes étaient si grandes que l’ombre en est venue sur ceux qui t’aiment et pour longtemps….
…C’est imprévisible et cela vient de n’importe quel horizon : la nouvelle de ta mort m’est délivrée par petites touches, par à-coups, je crois à chaque fois l’avoir entendue, apprise, comprise, et puis non, c’est comme si tu étais partie à l’étranger, sans laisser ton adresse mais en écrivant, et comme « là-bas » il n’y a ni encre ni papier, tu te sers de n’importe quoi pour tes lettres, une odeur de seringa ou de violette, tes fleurs préférées, un mouvement des lumières, ou comme aujourd’hui l’image d’une allée d’arbres à la télévision, je ne sais pas pourquoi une si faible image me remet dans ta mort, ce n’était même pas un arbre réel, juste des points de couleur sur un écran et voilà, j’ai à nouveau appris que nous ne nous promènerions plus ensemble, que le bruit du vent dans les feuilles d’acacia avait divorcé d’avec la rumeur de ton rire, j’apprends chaque jour ainsi, il faut croire que j’oublie au fur et à mesure, nous, les vivants, sommes devant la mort de bien mauvais élèves, les jours, les semaines et les mois passent, et c’est toujours la même leçon au tableau noir….
… Je me promène avec Clémence, ta petite fille de quatre ans, au parc de la verrerie. Il y a une cabine téléphonique installée pas loin des jeux. Parfois, le mercredi, quand je voyais qu’elle et moi allions rentrer à la maison plus tard que prévu, je t’appelais de cette cabine, je t’expliquais que nous ne serions pas là à l’heure convenue mais que nous rentrerions bien, sains et saufs, barbouillés de rires, qu’il ne fallait pas t’inquiéter. Clémence, une semaine après ta mort, me montre cette cabine dans le parc. « Et si on l’appelait », me dit-elle. Je la fais entrer dans la cage de verre, je l’installe sur le rebord métallique qui sert pour les annuaires et je la regarde décrocher l’appareil, appuyer sur toutes les touches du cadran, et, pendant plusieurs minutes, se taire, écouter, n’intervenant que pour dire « oui, oui ». A la fin je lui demande : « Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? » Elle me répond : « Elle demande si tout va bien et si on est encore tous ensemble. Je lui ai dit que oui et que je continuais à faire des bêtises avec le gros bêta. » Puis nous sortons de la cabine et revenons au doux travail de rire et jouer.
Il y a mille façons de parler aux morts. Il fallait la folie d’une petite de quatre ans et demi pour comprendre que nous avions peut-être moins à leur parler qu’à les entendre, et qu’ils n’avaient qu’une seule chose à nous dire : vivez encore, toujours, vivez de plus en plus, surtout ne vous faites pas de mal et ne perdez pas le rire…
… C’est entendu, Ghislaine, c’est entendu : je continuerai à bénir cette vie où tu n’es plus, je continuerai à l’aimer, je l’aime de plus en plus, un tel amour se chante, à la claire fontaine, aux marches du palais, les lauriers sont coupés, la belle affaire que les lauriers soient coupés, j’irai quand même au bois les ramasser,
Si la cigale y dort                   
        Ne faut pas la blesser
Le chant du rossignol       
        Viendra la réveiller.

Christian BOBIN     La plus que vive  (1998)

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